Mon Ultime Sweet Ghost of Memory
Sarg 11/12 à 18:08
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MON ULTIME SWEET GHOST OF MEMORY

Ndlr : à lire à écoutant « Meine Schmerz » de Downfall, et « Old » de Lysart.

Voilà, je viens de finir d'envoyer les albums de Downfall et de Lysart sur Youtube. Déjà, je cherche d'autres candidats pour leur tenir compagnie : Whim of God ou Leiden, sans doute... Zéro vues, dans l'immédiat, bien sûr, et peu probable qu'il y en ait guère plus dans les jours à venir. Là n'est pas mon but. Trois, quatre écoutes suffiraient à faire ma joie. De quoi et de qui je parle? Petit retour en arrière.

J'ai mon cul affalé dans un canapé défoncé (le canapé, pas mon cul, bande de vicieux) et, mon gobelet recyclable à la main, je me tape une belle petit déprime qui va bien. Quelques minutes plus tôt, j'engouffrais un taboulé maison (bénévoles de festivals, je vous aime tous autant que vous êtes) dans les backstage du Cernunos Pagan Fest 2019. Le concert de Gofannon est terminé, c'était notre premier sur une grande scène dans un grand festival, excitation, excitation, et hop, petite interview.

- Et du coup, c'est quoi vos influences?
- Pour ce type de folk, clairement, ma référence, c'est Downfall.
- Qui ça?

Et ben oui, « qui ça »... Forcément. Qui connaît Downfall? Personne, hormis une poignée d'acharnés qui, traînant leurs New Rock dans la région de Toulouse fin 90, se souvient de ce groupe, discret s'il en est, qui ne sortit qu'un album. Mais quel album! En particulier le track 6 : « Meine Schmerz ». Ma douleur, en schleu… Ben quoi ? C'est des goths dark-folkeux, putain, tu pensais que ça voulait dire « ouk'il est le youki » !? Non, bon, alors, ça suffit les réflexions ! Je reprends.

« Meine Schmerz », disais-je donc avant que tu ne m'interrompes est un de mes Sweet Ghost of Memory préféré. Qu'est-ce qu'un SGM, ou Doux Fantôme de la Mémoire ? Bon, tout d'abord, une référence à un poème d'Edgard Allan Poe, ce qui est déjà en soit une preuve que je ne me trompe pas de magazine. Mais c'est surtout l'expression qu'employa Stan, un camarade corbeau de mes dix-huit ans qui, quelques jours avant d'aller voir dans l'au-delà si Edgard, tiens, à tout hasard, n'avait pas un reste d’absinthe à partager, m'avait développé le concept du SGM autour d'une pizza, d'un verre de vin et d'une tombe de cimetière (zeugma!!).
Et là, je constate que ça fait tout de même beaucoup de clichés d'affilée. Mais qu'importe, avançons.

Stan faisait partie de cette première génération de corbeaux, de ceux qui ont vu Virgin Prune ou Bauhaus au Batcave en 1982. Bavard affable, le verbe haut et le bon mot à portée de main, tirant tout de même sacrément sur l'alcoolisme mondain, j'ai adoré ce type qui se faisait un plaisir de partager ses souvenirs, ses lectures et sa discothèque de vinyles totalement démente. Il pratiquait l'auto-dérision comme un art de vivre et revendiquait l'image d'Epinal du gothique, cheveux crêpés et teint blafard, en train de gloser sur la mort, allongé sur une tombe un recueil de poèmes de Baudelaire à la main.

- Ah, laisse-moi t'expliquer, jeune et post-pubère petit Sargounet que tu es, ce qu'est un Sweet Ghost of Memory. Commençons par dire que je t'envie : tu es en train de te forger les tiens. Un SGM est un morceau de musique, une expo, un film, bref une œuvre d'art qui va être l'une des pierres angulaires de ta propre mythologie, un des éléments de ta mosaïque artistique, quelque chose qui, sans que tu t'en rendes bien compte lors de cette première rencontre, va te bouleverser en profondeur. Attention, mon jeune ami, tu es en train de faire tomber de la sauce tomate sur la pierre tombale, on va croire que c'est du sang et l'autre fou furieux de gardien va appeler M6, sortir une fourche et ça va finir en main courante.

- Toute œuvre que tu apprécies est un SGM ?

- Ah non, pas du tout. Bram Stocker que tu es jeune !

Hein ? Oui, Stan adorait cette coquetterie qui consiste à remplacer le mot « dieu » dans les expressions par le nom d'un artiste illustre. Je vous l'ai dit, c'était un homme délicieux.

- Non, vois-tu, petit corbeau tout juste sorti du baby-bat, il ne suffit pas d'être bouleversant pour prétendre au titre de Sweet Ghost of Memory, c'est plus subtil. Aimes-tu Molière?

- Voyons Stan, est-ce que la pluie mouille !?

- Bonne réponse. Quelle est sa première pièce que tu aies lu ?

- « Les Fourberies de Scapin » au collège.

- Autrement dit, un « HIM »».

- Je vois pas l’acronyme.

- Yen a pas. Je te parle du groupe de goth metal : c'est sympathique, bien fait, tu passes un bon moment mais ça n'a pas grand intérêt. Par contre, quelle est le premier Molière qui t'as foutu la tête en l'air ?

- « Tartuffe ».

- Voilà. « Tartuffe » est ton SGM, autrement dit l’œuvre qui t'as rendu passionné de cet auteur. Tu me suis ?
- Oui, je crois. Je suis fan de « Moon Child » des Fields mais mon SGM, c'est « At the Gate of Silent Memory ». By the way, Molière était-il punk, mon très cher Stan ?

- C'est pas la question. Et merci de ne pas t'endormir sur la bouteille de rouge.

Nous sommes tous marqués par une foultitude de Sweet Ghost of Memory, ou Madeleine de Proust (mais je déteste Proust et sa pétasse de Swan, tandis que j'adore Stan et Edgard, alors restons sur le Doux Fantôme de la Mémoire). Et comme tous les musiciens, j'entretiens le rêve un brin naïf qu'une de mes compositions puisse l'être un jour pour quelqu'un, quelque part. En cet instant, je pense aux groupes Faï Lum ou Mont Jòia… Ils ne connurent pas le succès et ne savent sans doute pas que leur musique m'a marqué, bouleversé et me bouleverse encore. Je pense à « L'Heure du Rat » de Gérard Moncomble, bouquin peu connu de sf post-apo en littérature jeunesse, absolument dément et pas nian-nian pour deux sous. Ou encore « Le Livre des Grands Jours » de Jean Boudou, dont vous n'avez sans doute jamais entendu parler non plus et pourtant culte.

- Hmm, il te reste des clopes ? Light… Pfff… Y a plus de jeunesse. Bon, donne quand même. Ce que tu es en train d'évoquer là, le “culte que personne ne connaît ou presque”, c'est autre chose. C'est la quintessence de l'Underground et sans doute, Ian Curtis m'en soit témoin, celle de l'Art en général (oui, Stan aimait bien pontifier. Mais je vous jure qu'il faisait ça avec style). Appelons ça le Sweet Secret Ghost of Memory. D'abord parce que c'est élégant, ensuite parce que ça fait SS, et qu'un jour tu ne pourras plus faire ce genre de provoc' sans qu'un quelconque Jean-michel ne s'en émeuve et te traite de fasco (Oui, mon petit Sarg, je suis mort depuis vingt ans mais j'avais prévu la tyrannie des réseaux sociaux. C'est pour cela d'ailleurs que je vais me suicider : l'Humain n'a plus aucune surprise pour moi). Disais-je donc, le SSGM, c'est l'exact inverse du tube. Là où le moindre Eurythmics fait du Sweet Dreams et pousse des tonnes d'ados vers le poil de carotte androgyne, il y a toujours un Gary Numan qui traîne dans les parages avec un petit « Every Day I Die » et paf ! Quelque part, un merdeux appelé Martin L. Gore, nom de Lautréamont, quel blase à la con, entend la merveille par hasard sur une b-side poussiéreuse et nous voilà chacun avec notre propre petit Jésus perso. Le SSGM est une œuvre méconnue, souvent d'un artiste qui l'est tout autant, mais qui marque une poignée de fous-furieux de manière irréversible, ne leur laissant d'autre choix pour exorciser leur folie que d'écrire des romans, des musiques, des aïkus. Regarde les Birds : noyés dans leur dope, splittés en 67, même pas d'album, quasi personne ne connaît. Sauf que sans eux, sans doute pas de Beatles, et certainement pas de Stones. C'est tout le pouvoir du Doux Fantôme Secret de la Mémoire : arrivé trop tôt, il marque les futures stars de plus tard. Et voilà comment toi-même, mon cher, tu vénères Norma Loy sans jamais les avoir vu jouer : parce que la moitié des groupes que tu écoutes les citent comme influence.

- Tu veux dire que mes poèmes sont peut-être des…

- Sarg, mon grand, je t'adore, mais honnêtement, pour un SSGM, y a quatre-vingt dix neuf trucs qui ne sont pas cultes : ils sont juste nuls à chier. T'as écouté Downfall ?

- Oui. J'arrive pas à en décrocher, cet album m'hypnotise, surtout la six. Tu classes ça en quoi ?

- Mmmm… C'est bien sûr pas la question mais je dirais Dark Folk.

Silence gêné.

- Dark folk ! Sol Invictus, Death in June… Raaa, putain de génération cd qui n'écoute que de l'electro et me rappelle en permanence que je suis vieux… Entre ça et mon cancer qui…

- Ton quoi !?

- Non, rien… Je rentre, j'ai froid. Tu vois, c'est pour ça qu'il faut faire des fanzines, des émissions de radio, se passer des disques : pour que tous nos Sweet Secret Ghost of Memory se répandent, qu'ils soient le moins secrets possible. Pour qu'un peu de folie se diffuse autour de nous. Parce qu'au train où vont les choses, j'ai peur qu'un jour des connards considèrent qu'en 140 caractères, n'importe quel abrutis peut être aussi intelligent et spirituel qu'Oscar Wilde.

Stan remet sa cape sur ses épaules et serre un bandana noir autour de son crâne. Il attrape sa canne-épée et époussette élégamment ses manches en dentelle. Pour bien des gens, j'imagine qu'il est ridicule, d'autant plus à son âge. Pour moi et mes dix-huit ans, c'est un gentleman magnifique qui a plus de poésie et d'humour dans le petit doigt que n'en auront bien des gens dans toute une vie. Il observe une seconde la tombe sur laquelle nous étions et il sourit soudain, pour lui-même. L'ai-je entendu murmurer « à très vite » ?

Tandis que notre petit groupe passe le muret du cimetière et que chacun prend le temps d'observer Toulouse qui dort encore, Stan me passe un flyer.

- Tiens, ça s'appelle Lysart. Ils passent vendredi aux Cave de la Notté, je pense que ça devrait te plaire. Paraît même qu'ils cherchent un guitariste, si ça te dit.

Et fidèle à son rituel, Stan s'arrête sur le mur, nous observe, salue la nuit comme au sortir d'une scène de théâtre et crie « Carpe Noctem mes amis ! » avant de sauter à son tour.

Avait-il déjà pris sa décision, cette nuit-là ? Savait-il que nous nous voyions lui et moi pour la dernière fois ? A ceux qu'il aimait, il laissa une petite lettre perso avec un clin d’œil de connivence. Pour moi, il s'agissait d'une liste de groupe à écouter et du poème « Toujours » de Jean Lahor, un de ses Secret Ghost Of Memory préférés:

Tout est mensonge : aime pourtant,
Aime, rêve et désire encore.
Présente ton cœur palpitant
À ces blessures qu'il adore.

Tout est vanité : crois toujours,
Aime sans fin, désire et rêve.
Ne reste jamais sans amours,
Souviens-toi que la vie est brève.

De vertu, d'art enivre-toi!
Porte haut ton cœur et ta tête,
Aime la pourpre comme un roi,
Et n'étant pas Dieu, sois poète !

Rêver, aimer, seul est réel :
Notre vie est l'éclair qui passe,
Flamboie un instant sur le ciel,
Et se va perdre dans l'espace.

Seule la passion qui luit
Illumine au moins de sa flamme
Nos yeux mortels avant la nuit
Éternelle, où disparaît l'âme.

Consume-toi donc! Tout flambeau,
Jette en brûlant de la lumière;
Brûle ton cœur, songe au tombeau
Où tu redeviendras poussière.

Près de nous est le trou béant.
Avant de replonger au gouffre,
Fais donc flamboyer ton néant:
Aime, rêve, désire et souffre !

Carpe Noctem Stan, et merci pour tout.

Aux glorieuses et inénarrables mémoires d'Etienne « Stan » Delpech (1962-1999) et d'Arnaud « Artess » Tessier, chanteur de Lysart (1971-2016).
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