Nous ne sommes pas Nous
Sarg 05/06 à 08:55
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Humeur publiée dans le précédent numéro de Twice.


NOUS NE SOMMES PAS NOUS


Ndla : à lire en écoutant « Panser tes plaies » d'AinSophAur.



- Ah bon, ça existe encore, les gothiques ?

Elodie a 19 ans. Passionnée et curieuse de ce qui sort du tout venant, elle a monté sa petite asso de musique alternative. Cheveux longs, rasés sur un seul côté, Docs 24 trou et veste militaire de la marine, piercing à l'arcade et sous la lèvre. Ce soir-là, au bar « le dAda » dans ma bonne vieille ville rose, elle fait jouer Brusque Twin, annoncé sur le flyer comme un duo minimal-synth-wave de Montreal. Pas ma came plus que ça, mais bon, on va dire que je soutiens les organisateurs par ma présence, mon p.a.f et ma consommation (conséquente) de houblon fermenté. Autour de nous, parmi les quelques hipsteurs égarés, c'est la fête du noir, de la crête gélifiée, du corset et de la new-rock. Hervé, bassiste des Soror Dolorosa, tient l'angle du bar avec moi. Le mot « gothique » débaroule dans la conversation entre nous lorsque Elodie m'interroge sur les raisons de ma présence ce soir, genre « j'aurais pas cru que c'était ton genre de musique ». Je lui fais mon petit laïus habituel.

Sur le chemin du retour vers mes pénates, la question d'Elodie me travaille.

Déjà, pourquoi un courant musical disparaîtrait-il? A vrai dire, je n'en connais aucun dont un peu dire qu'il n'a pas encore quelques acharnés pour le défendre, festival de niche et blogs passionnés à la clé. Même le Yéyé et l'acid-jazz ont leurs zélotes encore aujourd'hui.
Non, ce qui peut passer « ad patres » par contre, c'est la contre-culture qui va avec. Il y a toujours du punk partout dans le monde, mais c'est plus vraiment l'ambiance « London calling ». Et tous les bluesmen ne se sentent plus obligés d'être des mendiants aveugles shootés à la morphine.

Ce qui m'amène à une de mes (nombreuses) marottes : les gothiques n'existent pas.
Enfin, si… Mais non.

Ce « nous » que j'emploie moi-même n'est qu'une matière abstraite. Il est une construction sémantique, qui est plus le fait des journaliste que d'une réalité sociologique. Les goths n'ont jamais été un mouvement, tout au plus une mouvance. Je nous compare souvent à l'Union Européenne : de même qu'un Grec et un Suédois n'ont guère que leur monnaie en commun, je ne suis pas sûr qu'un Dark-folkeux, un Indus et un Goth-metaleux aient grand-chose à se dire une fois passé le « ha, tu portes des Doc Martens toi aussi ». Contrairement à nos amis metaleux qui considèrent que quiconque porte une veste à patch est potentiellement son pote, fuck off les nuances et vive la bière, le goth de base ne se sent que très rarement tenu à un attachement communautaire. Toy, guitariste d'AinSophAur, m'avait dit un jour : « je ne sais pas ce que sont les gothiques. Mais par contre, je sais ce qu'ils ne sont pas ». Il avait raison : « nous » sommes plus identifiables par opposition que par association.

Alors qu'est-ce qui fait qu'un jour, j'ai su que j'étais un gothique, puisque ça n'existe pas? Ce sont les autres qui me l'ont appris, et même qui l'ont décrété à ma place. Mes potes metaleux du collège, le passant lambda parlant du bar « le Chat d'Oc » où j'avais mes habitudes, l'infirmière scolaire de mon lycée... On m'a, à un moment donné, informé que j'étais goth. Et finalement, mon avis sur la question n'était pas sollicité. La société, la Hype, Philippe Manoeuvre et Mireille Dumas savaient mieux que moi.

Les médias, surtout. Comme ils ne voulaient pas comprendre que, précisément, il n'y avait rien à comprendre, et bien ils ont décidé à notre place. Et c'est comme ça qu'un fan d'EBM et un Curiste sont allés chercher leurs disques dans les même bacs à la Fnac, à côté de Dead Can Dance ou Him. Et vogue la galère.
Il y avait aussi cette odeur de souffre, imaginaire bien sûr. Incapables de faire la différence entre le folklore visuel et la réalité (ou plus simplement parce que ça les arrangeait bien), vas-y que je te fourre tout ça en vrac, avec les rôlistes, les black-metaleux et les fétichistes par dessus pour faire bon poids. Les reportages s'enchaînent, sans droit de réponse, putassiers au possible (la palme revient à M6, comme d'hab).

Je me souviens d'une journaliste de « 20mn » qui cherchait quelqu'un pour lui expliquer ce qu'il était en train de se passer lors d'une soirée concert-mix dark-wave. Je me dis, allez, fais un effort. Tout le monde se plaint qu'ils disent de la merde, mais finalement, tout le monde refuse aussi de leur parler, selon le principe du « pour vivre heureux, vivons cachés ». Alors on y va, j'explique, je synthétise, je pédagogise. Un peu d'E-A Poe, du Blake, du Tim Burton et même du Matrix. Les punks, le Batcave, Depeche Mode ou les Sisters, je fais de mon mieux. Par trois fois, je lui répète que Manson et Satan n'ont rien à foutre là. Que nous ne sommes pas un mouvement, tout au plus une mouvance, qu'il n'y a pas de but, d'objectif, de projet de société, de tendance politique. Deux jours plus tard, le papier sort avec deux photos en illustration : Manson en corset et un pentacle. Pfffff… J'appelle la nana, me retiens de la crépir d'insultes et demande ce qu'il s'est passé et qu'est-ce qu'elle n'avait pas compris. « Ben, en fait, mon redac'chef a pensé que tu n'étais pas représentatif ». Traduction : être de simples amateurs d'art néo-romantiques est moins vendeur que des satanistes qui se fouettent avec des orties fraîches.

Vous vous rappelez du début des années 2000 ? Quand on voyait débarquer des hordes de baby-bats et de spooky-kids boutonneux, arborant fièrement tous les clichés possibles, se scarifiant à qui mieux-mieux ou cherchant du sang à picoler ? Et bien, ce n'était pas la faute de ces mômes. Les médias leur avaient dit que c'était ce que nous étions. Alors ils sont venus vers nous ainsi, trouvant incompréhension et rejet, faisant fuir les Corbeaux les plus vieux et tuant au passage une bonne partie des assos et soirées en place. Ce n'est pas leurs goûts musicaux ou esthétiques qui ont posé problème : chaque génération a fait tiquer la précédente et je me souviens des réactions dubitatives des batcaveux à l'écoute de Diary of Dreams ou Deine Lakaien. Non, le soucis était ailleurs : « nous » étions des passionnés radicaux, underground par essence. « Eux » étaient le fruit d'un phénomène de mode, au même titre que la Tektonik ou les Tamagoshi.

Voilà pourquoi Elodie, toute passionnée et curieuse qu'elle est, pense que nous n'existons plus. Parce que nous sommes passés de mode dans le discours des médias. Enfin, pas « nous », mais la définition que les médias avaient de ce « nous ».

Et c'est là où je ricane : le terme « gothique », ce mot qui n'a jamais été le nôtre, qu'on nous a imposé et que nous avons toujours dédaigné utiliser, n'existe plus ou presque dans le langage médiatique. Votre propre magasine, comme la plupart de ses congénères présents ou passés, utilise des expressions comme « culture dark », « musiques obscures »… Mais lorsque j'observe les médias de masse, je vois Tim Burton porté aux nues, des groupes qualifiés de synth-pop à 20h chez Yan Barthez, ma propre voisine qui écoute Wardruna et je n'ai jamais vu autant de groupes se revendiquer du terme « post-punk ». Le public du concert des Savages à Toulouse était à se titre représentatif : moitié Corbeaux, moitié baskets nike.

Ca m'avait frappé lors d'un show de Diary of Dreams, désormais classé au bilboard allemand, de même que leurs compatriotes de Faun. Les longs manteaux noirs, les larmes de sang et les symboles crypto-rosicruciens avaient été remplacés par des jeans et un petit gilet trendy, un look très « casual », dirait-on. Dans le clip de « The Wedding » (2009), c'était château hanté et décors baroques. Dans celui de « Epikon » (2017), look neutre et images Artie de bon ton. Et pourtant leur dernier album n'a jamais été aussi sombre, aussi radical, aussi indus. Comme si dissimuler l'obscur permettait de le chanter plus encore sans que personne ne vous emmerde.

J'ai rappelé Elodie le lendemain. Oublie ce que je t'ai dit, tu as raison : les Gothiques, nous n'existons plus. En fait, nous n'avons jamais existé, malgré ce que pensaient les médias.
Et nous n'existerons jamais.
Et tu sais quoi ? Nous en sommes ravis !
Car nous avons détesté exister !

- Sarg ?
- Oui, Elodie ?
- Tu te rends que ce que tu dis est complètement paradoxal, hein ?
- Oui, je sais, c'est un de « nos » traits de caractères récurrents : « nous » sommes souvent paradoxaux.
- Mais qui ça, nous !?
- C'est pas la question, ma belle. Crois-moi, c'est vraiment pas la question.
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