Unleshead Memories
Sarg 20/06 à 18:55
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Voici mon billet d'humeur sorti dans le numéro 62 de Twice.

UNLEASHED MEMORIES

Ndlr : à lire en écoutant l'album « Comalies » de Lacuna Coil.


Ils sont cinq. Je donne quinze ans au plus vieux, douze au plus jeune. Leurs looks sont ultra-typés, clichés, oserais-je dire, à tel point qu'on identifie aussitôt ce qu'ils écoutent. Bon, y a ce qu'il faut de boutons d’acné, d'appareils dentaires et de voix qui n'ont pas fini de muer, mais elle est adorable, la bande de potes qui va voir son premier concert. Les parents les ont déposés devant la salle, ils repasseront à minuit, en clair, ils vivent un moment de bonheur absolu. J'échange avec eux trois banalités en attendant l'ouverture des portes du concert de Punish Yourself et soudain, je me prends un gros coup de voyage temporel dans la gueule, façon « nom de Zeus » et cabine téléphonique flottante, vers un temps que les moins de vingt ans, bla, bla, bla.

Je m'appelle Florant et j'ai onze ans. Mes premiers pas au collège ont été, comme pour beaucoup, un immense coup de pied dans les roubignoles. Faut dire que je ne suis pas cool, pas à la mode, ni beau ni sportif. Je ne viens pas de la même école primaire que les autres et je débarque avec quelques kilos en trop et un accent à la Pagnol. J'aime l'Histoire, la littérature et j'écoute pour l'essentiel du trad occitan. Autant s'accrocher un panneau clignotant « souffre-douleur » sur la gueule.

Je comprends très vite que seul, je n'irai pas bien loin. Mais ramasser d'autres clodos dans mon genre n'aurait aucun intérêt. Les pseudos skins ? Hors de question. Les fanas de SF ? Contre-productif, ça ne ferait qu'aggraver mon cas. Par contre, les types bizarres habillés en noir avec des t-shirts effrayants, là-bas ? Ils ont l'air de bien se marrer et surtout, même si tout le monde se fout d'eux, on les évite soigneusement. Alors allons-y.

Musicalement, c'est raide : Mayem, Mercyfull Fate, Death ou encore Slayer. Puis Rage Against the Machine, No One is Innocent et Lofofora. Bah, on va s'y faire. Et puis, comme l'union fait la force et que quand les moutons s'engueulent, y a que le loup pour les mettre d'accord, dans ce petit bahut de cambrouze où les Corbeaux sont très peu nombreux, on fait dans l'œcuménique : du death, du punk, du black, du trash, du grunge, de la fusion… Tu es le bienvenu, pour peu que tu fuies l'eurodance et le football (je n'apprendrai le terme « goth » que bien plus tard). Je lance mes premiers dés de jeu de rôle, construis mon deck de Magic et m'agenouille devant Edgard Allan Poe et Lovecraft, avec un pentacle autour du cou. Enfin, je prends un premier surnom : Carcan, du nom d'une chanson que j'écris. Nous auto-baptisons notre groupe les Pieds Nickelés, histoire de porter l'auto-dérision comme un badge.

Les autres ? Les autres nous fuient. Pas ouvertement, bien sûr. On nous insulte, oui, mais de loin. On nous méprise, certes, mais on nous laisse dans notre coin et c'est tant mieux comme ça. Ce que je ne comprends pas encore à ce moment-là, c'est que ce look est un excellent repoussoir à crétins. Ce n'est pas tant son esthétique que sa symbolique : quelqu'un qui s'affiche ouvertement comme différent, qui revendique la marge, qui ne cherche surtout pas à s'intégrer mais bien au contraire à se démarquer du groupe dominant, à treize ou quatorze ans, c'est flippant. L'ado standard veut être identifié sans être différent. Il veut être intégré au groupe tout en y occupant la meilleure place possible. Être remarqué sans être démarqué. Voilà la vraie raison pour laquelle nous leur faisons peur : nous affirmons que nous ne voulons surtout pas être comme eux. Nous choisissons volontairement ce qui est leur pire cauchemar.

Mais bien sûr, en réalité, ce n'est pas aussi simple : si je suis un peu honnête avec Carcan, avec le recul des années passées et la fin de ma pilosité aléatoire naissante, se positionner dans la case « j'ai choisi » est bien plus valorisant pour l'estime de soi que de dire « je subis ». On se supporte mieux si l'on dit qu'on n'a pas voulu s'intégrer à leur monde de pouffes, qu'on leur chie dessus et qu'on se gargarise du niveau autrement plus élevés de nos discussions et de nos musiques (bon, ça, c'était quand même pas faux!) que si on doit reconnaître qu'on ne pouvait être des leurs. Le freak de base était rejeté. Nous, tout au moins l'affirmions-nous crânement, nous nous étions exclus tout seul.

Au lycée, les choses changent un peu. Je m'approprie le terme « Goth », ce qui a l'avantage de m'individualiser encore plus au sein de ma bande qui tourne au neo-metal à l'époque. Pour le reste, pas mieux mais ça me va. Un changement fondamental se produira à mon arrivée en première L : parmi tous ces faux intellectuels (et je fais bien sûr partie du nombre), qui se donnent de grands airs avec un recueil de Baudelaire ou Rimbaud dans la poche du jean, mon attitude d'esthète tendance poète maudit légèrement dépressif fait des merveilles et je passe du statut de marginal à celui d'original. En clair, je deviens tendance et il est de bon ton de m'avoir à sa soirée d'anniversaire. Mes potes metaleux m'en tiennent un peu rigueur, juste ce qu'il faut pour que je comprenne que je ne suis finalement qu'un alibi culturel. On n'apprécie pas ma différence (toute relative, d'ailleurs), on la promène. Du genre « là, vous avez le frigo avec la bière, là, les toilettes, là, le rasta qui fume de l'herbe, là-bas, le keffieh qui milite à la LCR et ici, le Gothique qui parle de la mort. »

Et puis surtout, je commence à fréquenter d'autres adeptes de la Doc Marteens à vingt-quatre trous dans ce bar mythique de Toulouse qu'était le Chat d'Oc : salle mix electro au sous-sol, play-list ultra exigeante à l'étage, projection de films d'horreur en noir et blanc, expos peintures… Le bonheur. Jean-Luc, le patron, ne se fait pas prier pour expliquer, prêter des disques, suggérer des concerts, te refiler en douce comme un trésor le flyer d'un petit concert des « Psychotiques ? » (post-punk sous acide), des Psychicold (electro-dark) ou, déjà, des Punish Yourself. Tu te mets à jouer à Vampire : La Mascarade en Grandeur Nature, tu chines une paire de New Rock d'occase, la gothitude à son maximum, comme cette fois où, du haut de tes dix-sept ans, tu te retrouves dans une after-show dans les catacombes de Toulouse. C'est que dalle, en réalité, tout ça est légal mais pour moi, à l'époque, c'est le souffre, c'est l'extrême, c'est l'élévation au dessus du troupeau de mouton. Je ne sais pas encore que je ne fais que troquer des codes sociaux dominants pour d'autres codes sociaux, plus minoritaires, certes, mais tout aussi corsetés (à tous les sens du terme). Je ne fais pas encore la différence entre les Corbeaux et les Poseurs, je ne suis qu'un petit babybat comme tant d'autres mais cette illusion de liberté et de rébellion a un goût d'extase sans nul autre pareil. Un soir de discussion dans un squat artistique, je prends un nouveau surnom qui ne me quittera plus : Sarg. Bizarre, tranchant, provoquant l'interrogation, d'origine mystique et voulant dire « cercueil » dans la langue de Goethe (so daaaaaark!), j'adore.

Vingt ans, dix kilos et deux gosses plus tard, le Chat d'Oc a fermé, les Emos tiennent le pavé dans les cours d'école et mon pote DarkSuicide666 s'appelle à nouveau Gauthier et porte le costard-cravate. Cette année, il s'est marié à l'église et a posté sur face de bouc la photo de son nouveau break Laguna. Ma pote Medusa, qui braillait « roooooooots, blody roooooots » pendant toute l'année 96, écoute Christophe Maé et ne boit plus d'alcool car son corps est un temple, paraît-il. Mais Joker joue de la batterie dans Pestiferum (black metal), ConDeTaRace (si, si, c'était son vrai surnom !) peint toujours et bosse dans un cimetière (tout laisse des traces, ma pauv'dame !). Il n'a plus les cheveux longs, mais ce n'est pas parce qu'il les coupe, non, c'est parce qu'il les perd. Ce soir, il est à côté de moi dans la file d'attente.

Tout ça pour dire quoi ? Que quand je vois ces mômes, si heureux, si soudés entre eux, outre la minute nostalgie, je m'interroge : que garderont-ils de tout cela dans vingt ans ? Une vraie passion qui les animera toujours ou un simple moyen de ne pas avoir été seuls qu'ils lâcheront à la première occasion ? Les deux, mon capitaine? Les musiques et cultures dark nous ont-elle rendu plus intelligents, plus libres ou plus fort ? Certains des petits tyrans de mon collège sont devenu des gens très bien et mon pote Marmotte est aujourd'hui un vrai connard, beauf à souhait, malgré des années à écouter Metalica. Donc, non, pas forcément.

Et puis soudain, je souris car comme toujours, au final, c'est pas la question : les musiques et cultures dark nous ont-elles rendus plus heureux ? Ouais, putain, carrément. Allez, les mômes, bon concert !

Florant/Carcan/Sarg
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