Le Médaillon
sarg 14/12 à 12:50
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LE MEDAILLON



André regarda son médaillon de la Sainte Vierge. Un cadeau de sa mère, ramené de Lourdes. Quand il avait froid, il contemplait le pendentif, sans trop savoir pourquoi. A la première communion, l'Abbé Téran lui avait dit de ne jamais s'éloigner des commandements de Dieu et de la Nation.
Un lapin passa rapidement derrière lui. Il l'aurait bien attrapé, s'il avait pu. Mais le givre matinal endiguait ses réflexes. Avec une petite sauce aux cèpes. S'il avait été à la maison, il serait parti ce matin avec son frère pour voir s'il y en avait dans le bois de la Saune. Ils en trouvaient toujours quelques uns, là-bas. Et maman les préparait, en omelette ou en sauce. Avec du piment. André était souvent trop distrait pour les voir, mais Jean, son frère, n'avait pas son pareil pour les trouver. Une fois, pestant qu'il n'y avait rien, André avait écrasé une girolle. Jean avait ri de bon cœur.
Des voix se firent entendre, en contrebas. Les deux frères serrèrent les fusils dans leurs mains gantées de laine. André regarda Jean. Aucune inquiétude ne passait dans ses yeux. Aucune crainte. Juste l'attention et la vigilance. Jean savait ce qu'il faisait. Jean savait toujours ce qu'il faisait. De ses doigts, il fit signe à André de regarder la route.
André regarda son médaillon de la Sainte Vierge, puis, inquiet, suant de longues gouttes froides, il se concentra sur les pas qui se rapprochaient. Le père et le fils Labarte passèrent devant eux, avec leurs outils pour tailler les arbres. C'était l'époque des coupes hivernales. Sans doute, s'ils avaient étés chez eux, les deux frères auraient-ils fait de même. Jean se rassit sur la souche qu'il occupait depuis deux heures déjà et réajusta son écharpe.
Un moment, André avait pensé se lever et avancer vers les Labarte, simplement. Il leur aurait dit bonjour, aurait pris des nouvelles de Juliette, la fille Labarte, qu'il avait raccompagné de la messe une fois ou deux. Ils auraient fumé un peu de tabac tout en marchant; ils auraient parlé de la neige qui n'allait pas tarder, des nouvelles du journal. Ce genre de choses. Le père aurait sûrement invité Jean pour faire à la belotte samedi soir, en mangeant quelques châtaignes cuites. André aurait demandé s'il pouvait amener Juliette au bal de Villefranche. Et peut-être que le père aurait dit oui, à condition que le fils vienne aussi. Peut-être…
Juliette n'était pas la plus belle des filles Labarte. Mais elle était gentille. Elle s'intéressait aux avions, quand André lui en parlait. Des fois, elle posait même des questions et quand ils marchaient tous les deux et qu'il lui racontait comment était Rodez (il avait du aller à la Préfecture une fois, parce que Jean était malade), elle le regardait en souriant. Une fois, à la fête de Monteil, il lui avait pris la main. Pas longtemps. Elle l'avait laissé faire. Sans rien dire. Sans bouger. C'était bien et puis, à la fête de Monteil, Jean avait chanté une chanson de Paris qui parlait des amoureux, en les regardant elle et lui.
Jean se moquait souvent de son frère, avec les filles. Lui n'avait pas franchement attendu les autorisations paternelles pour amener les filles lever des collets ou chercher des mures. Une fois, il y a quelques années, il lui avait raconté qu'il avait caressé la poitrine de Marie Fabre. Chaque semaine, il tombait amoureux d'une fille différente. Et il n'allait jamais au bal avec la même. Ca faisait rire leur père et leur mère le réprimandait un peu.
Le jour était complètement levé maintenant et le givre commençait à peine à fondre. Assis sur son tas de feuilles, en tailleur, André tremblait. Il essayait de se souvenir des conseils de l'instituteur à ce sujet mais ça ne revenait pas. Jean, quant à lui, frottait ses mains l'une contre l'autre et tapotait ses épaules, sans jamais quitter la route des yeux. Il était si calme.
André avait froid et peur. Il avait toujours plus froid et plus peur que son frère. Que ce soit pour aller a la gaunha au ruisseau, ou pour piquer les fraises du vieux Mellier. Petit, il ne savait pas trouver d'excuse pour ses mauvaises notes. Il n'osait pas accrocher des casseroles à la queue des chiens. Dans les bagarres, son frère devait toujours venir l'aider. Et quand ils faisaient une bêtise, seul lui se faisait prendre. Jamais Jean.
Les Labarte disparurent de leur vue. Juliette se demandait-elle ce qu'il était devenu? Elle n'avait rien dit quand ils étaient partis avec les fils Delpech. Etait-elle triste? S'était-elle consolée dans les bras d'un milicien, un de ceux qui pouvait entrer dans le hangar à avions de Villefranche? Il aurait aimé qu'elle pleure un peu, en lui demandant de ne pas partir, de rester avec elle. Alors, il l'aurait prise dans ses bras, lui aurait promis de revenir et elle lui aurait juré de l'attendre, ou de rester veuve s'il y passait, qu'elle n'aimait que lui, qu'elle n'avait jamais aimé que lui. Mais lui aurait eu un regard sérieux et lui aurait dit que si jamais il en prenait une, il fallait qu'elle l'oublie, qu'elle continue à vivre, qu'elle refasse sa vie. Mais Juliette se serait offusquée qu'il puisse lui demander ça. Alors il lui aurait expliqué que c'était justement parce qu'il l'aimait plus que tout qu'il voulait son bonheur. Et ils se seraient embrassés.
Quand ils avaient fait leurs sacs, maman pleurait beaucoup et donnait toutes sortes de recommandations. Celle qui revenait le plus était: prends bien soin de ton frère. Tu sais comment il est!
L'Abbé Téran leur avait demandé pourquoi ils partaient. Que nous étions en zone libre. Que nous ne risquions rien si nous avions foi en Dieu et au Maréchal. Et André, avec les fils Delplech qui approuvaient l'air décidé, avait rétorqué:
- Nous partons au nom de Dieu, de Sa Justice et de l'Honneur de la France!
Il y en avait même qui avaient applaudi.
Un moment, il s’était dit: et si tu restais? Tu pourrais travailler à la ferme, épouser
Juliette, ce genre de choses… Et puis il s'était rappelé que les filles, dans les livres, aiment les héros. Et que dans les histoires de guerre, on ne parle jamais de celui qui est resté à la maison et a simplement continué à labourer ses champs, à ramasser ses pommes… On n'en parle jamais, de celui-là…
André regarde son médaillon de la Sainte Vierge. La Milice ne va plus tarder maintenant. Les frères Delpech sont en face. Il faudra faire attention. Pendant encore une seconde, il se dit qu'en courant, il pourrait vite rattraper les Labarte. Pendant encore une seconde, il se demande ce qu'il fait là, à sept heures du matin, à même pas vingt ans, à se geler dans ce putain de sous-bois, avec cette pétoire pourrie dont il se sert si mal. Il se demande qu'est-ce qu'il en a à foutre, lui, du Maréchal, de De Gaulle, d'Hitler, des Juifs, des rouges, des blancs, de Dieu et de la Nation… Et puis il se rappelle que de toute façon, on l'a toujours appelé "le frère de Jean". S'ils meurrent ce matin, les gens diront:
- Les fils Bartas se sont fait tuer par les miliciens, avec les fils Delpech.
S'il n'avait pas suivi Jean, on aurait dit "le fils Bartas", et personne n'aurait même
pensé à demander lequel.
André regarde son médaillon de la Sainte Vierge. Un cadeau de sa mère, ramené de Lourdes. Les miliciens ne vont pas tarder.
Puis il regarde son frère, sans rien dire.
Sans même lui en vouloir.

Quand le père Labarte est rentré chez lui, ce jeudi soir de décembre 41, il a accroché son manteau et est allé trouver Juliette. Et puis il a enlevé son béret, sans rien dire. Juliette l'a regardé et s'est mise à pleurer, dans ses bras. Elle n'a pas demandé lequel des deux fils Bartas était mort.

Sur le chemin qui traverse le bois de Marane, il y a une petite stèle. Jusqu'à la fin de ses jours, chaque année à la Toussaint, Juliette y a déposé quelques fleurs.



A la mémoire d'André Bartas (1922-1941) et de Juliette Ruille, née Labarte (1924-2001)
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