Le piano...
Sarg 19/10 à 01:36
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LE PIANO,
Ou l'Insoutenable Légèreté de l'Etre


Comment c'était cette chanson, déjà?
Pas moyen de s'en souvenir.
L'air, oui. Ta ta da da dam…
Mais alors, le texte! Rien. Diane se souvient juste que c'était très beau. Quelque chose sur la fin de l'automne, et les premières neiges, non? Le genre de sujet mièvre dont on fait les rédactions au collège. Mais pas là… Diane ne sait plus. Mais c'était très beau.

Sur la table, sa bière tremble chaque fois que Denis s'appuie dessus. Un pieds mal calé. De quoi est-il en train de parler? Ah oui! Son collègue collectionneur de petites statues de la tour Effel. C'est un thème qu'il aime bien. Il en a fait sa spécialité, un véritable feuilleton, qui a toujours un formidable succès en société. En face de lui, Alex et Marjorie écoutent et rient de temps en temps.
Diane connaît l'histoire par cœur. La tour en pin's, le petit chiffon pour les nettoyer, la tour en porte-clé, en boule de neige… Denis en est au passage où son collègue exhibe fièrement celle en allumettes. Tandis qu'il fait son numéro, sa main, qu'il a posée sur l'épaule de Diane la secoue quand il s'enflamme. Alex demande des détails et Marjo lui caresse la main. En fond, un groupe de rock festif chante des inepties incompréhensibles. Diane essaye d'en faire abstraction pour se concentrer.

Comment c'était cette chanson, déjà?
Pas moyen de s'en souvenir.
C'était à l'anniversaire de Ben. Ben et Diane étaient sortis ensemble pendant un mois ou deux. Ben adorait le kung-fu. Dès qu'il était en public, il se sentait obligé de raconter une compétition quelconque où, naturellement, il avait battu son adversaire. Non! Pardon: il lui avait explosé la gueule, lui avait démonté sa face, l'avait détruit, plié, pillé, l'avait envoyé pleurer chez sa mère. Ce soir-là, elle s'était maquillée et préparée en pensant à son nouveau boulot. Elle n'avait pas eu à chercher longtemps. Il avait juste suffi que le recruteur soit un homme et tout juste avait-il regardé son C.V. Pendant la soirée, alors qu'elle repoussait les avances d'un copain de Ben, elle avait entendu cette chanson, jouée au piano. C'était il y a quatre ans mais l'air ne lui était toujours pas sorti de la tête. Par contre, les paroles… Impossible de retrouver ne serait-ce que le refrain. Ca l'agaçait.

Marjo lui demande si elle peut lui emprunter du feu. Elle fait oui machinalement de la tête. Parfois, elle a envie de dire non, juste comme ça, pour voir la réaction des gens. Pour provoquer.
Diane avait connu Marjorie au Lycée, en terminale. Elles étaient bonnes copines et Marjo savait écouter. Enfin, tout au moins acceptait-elle ce que Diane voulait bien lui dire. Car il y avait certaines choses qu'elle ne pourrait jamais entendre d'elle.
Régulièrement, Marjorie faisait l'énumération de tout ce qu'elle n'aimait pas sur son corps. Ses fesses trop grosses, ses kilos, son mètre soixante, ses lèvres fines, son nez… Et puis systématiquement, elle terminait par:
- Ah… Ca doit être plus facile d'être aussi belle que toi.
Oui… Evidemment… Plus facile… Tout était plus facile.
Comment Marjorie aurait-elle pu comprendre que Diane l'enviait?

Comment c'était cette chanson, déjà?
Pas moyen de s'en souvenir.
Pendant que Ben et Denis –Denis était un ami de fac de Ben- débouchaient des bières
et étalaient une ou deux plaisanteries grasses, Diane rejoignit Marjorie qui papotait, assise en tailleur avec des copines, en face d'un saladier de chips.
- De quoi est-ce que vous parlez?
- De Kundera. C'est un auteur que je lie en ce moment.
- Ah…
Marjorie lisait beaucoup de livres et expliquait souvent à Diane que "ce livre était
définitivement un chef d'œuvre qui pouvait même se lire en dehors du contexte politico-social de l'auteur." Parfois, elle rajoutait même que "sans nul doute, Zola aurait aimé".
Marjorie était fan de Zola. Enfin, elle avait lu Germinal, comme tout le monde. Et si, bien sûr, sa bibliothèque comptait plus de Higgins Clark que de Zola ou Proust, en bonne étudiante de Lettres, elle se devait de faire croire le contraire. Ainsi, elle et ses consoeurs parlaient pendant des heures de la fougue de Hugo, ou encore de la critique sociale de Balzac, tandis que c'était Marc Lévi et Agatha Christie qui traînaient au fond de leurs sacs.
- Tu vois, Kundera, c'est vraiment… Comment te dire…
Diane fit, ce jour-là aussi, semblant d'écouter. En réalité, elle savait très bien qui était
Kundera et avait même lu les romans de Kafka dont il parlait souvent. Mais comme à chaque fois que Marjorie essayait de cultiver un peu sa blondasse de meilleure amie, cette dernière se taisait. Car un accord tacite entre les deux jeunes femmes stipulait qu'au sein de leur amitié, Diane était la jolie fille et Marjo l'intellectuelle. Et comme cette dernière était la seule qui supportait sa présence à ses côtés –toutes les autres craignant trop le regard de leurs hommes sur ses seins-, et bien Diane cachait soigneusement à sa seule véritable copine qu'elle était au moins aussi cultivée qu'elle. A quoi ça aurait servi, de toute façon.
Oui, Diane enviait Marjorie de pouvoir parler et qu'on l'écoute. Elle l'enviait de pouvoir être aimée par Alex qui riait sincèrement de ses blagues et s'intéressait vraiment à son sujet de Mémoire. Elle l'enviait d'avoir été embauchée à la librairie pour ses connaissances et non pour ses jambes fines. Elle l'enviait d'être prise par amour tandis que Diane se contentait d'être baisée par des imbéciles qui la montraient comme un trophée. La voiture à la mode, le boulot branché, le portable hight-tech et Diane… Dans l'ordre. Quant aux quelques mecs potables qu'elle avait pu croiser, ils avaient invariablement associé son corps à la niaiserie et toutes ses tentatives pour changer cela étaient un fiasco à chaque fois. La même idée énoncée par Marjorie semblait brillante alors que dans sa bouche, tout propos intelligent semblait louche.

Comment c'était cette chanson, déjà?
Pas moyen de s'en souvenir.
Laissant parler les intellectuelles du samedi soir, elle déambulait nonchalamment dans le salon des parents de Ben tandis que quelqu'un se mettait au piano.
Et puis soudain, ce fut le silence.
Autour d'elle les gens riaient, parlaient, mangeaient… La télévision dégueulait quelque idiotie. Deux veaux se tripotaient sur le sofa. Quelque part dans le monde, des gens mourraient sans doute.
Mais ce garçon au piano lui non plus ne semblait pas les voir ni les entendre. Sous ses
mains, le piano saignait doucement tandis que dans sa voix, des mots se formaient pour dire les larmes de l'âme humaine. Il ne jouait pas très bien, pourtant et sa voix déraillait de temps en temps. Des cheveux gras lui tombaient sur les yeux. Mais ce chant… Ces mots…

Comment c'était cette chanson, déjà?
Oui.
L'amour qu'il ressentait pour cette petite brune quelconque, accoudée contre le piano, le regardant avec émotion. Le plaisir de se blottir contre elle, au chaud, tandis que l'hiver arrivait. Personne, hormis Diane, n'y prêtait la moindre attention mais ces deux-là s'en fichaient pas mal. Quelque chose les extirpait de la crasse ambiante. Quelque chose les élevait, les rendait plus beaux qu'elle ne le serait jamais. Et ce garçon chantait, pris dans ses émotions, pris dans ce quelque chose qui n'était pas pour elle.
Diane l'écoutait. Je crois qu'elle l'écoute encore.
Lorsqu'il eut fini, elle parvint juste à murmurer:
- C'est très joli…
- Merci, dit-il tout en se levant pour embrasser celle qu'il aimait.

Denis a fini sa série d'anecdotes. Elle le quittera dans quelques jours, en lui
inventant un ou deux mensonges pour ne pas trop le blesser. Tandis qu'Alex et Marjorie s'embrassent et que l'autre tripote son portable, Diane ferme les yeux. Quelque part, un garçon aux cheveux gras lui écrit une chanson d'amour.
Il n'y parle pas de sa beauté.
Non, il parle du plaisir de se blottir contre elle, au chaud tandis que l'hiver arrive.

Comment c'était cette chanson, déjà?



Le 27/06/06
A l'inconnue du Café du Castillet.
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