Et surtout amusez-vous...
Sarg 19/10 à 01:35
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ET SURTOUT, AMUSEZ-VOUS


Les deux glaçons se cherchaient l’un l’autre à la surface du Martini bianci. Parfois, ils s’entrechoquaient doucement. André se demanda s’il n’était pas devenu un glaçon dans un Martini.
Le bar de l’hôtel affichait l’éclairage doux et feutré de rigueur, baignant les murs dans cette semi-obscurité si caractéristique de ce genre de lieux. Sans doute cela avait-il pour but de créer une intimité entre les différents clients. André, lui, trouvait cet atmosphère tout aussi engourdissant pour l’esprit et le corps que la chaleur étouffante de cette nuit niçoise dans laquelle il s’embourbait depuis une bonne heure maintenant.
Se saouler au bar de l’hôtel dans lequel on est descendu… Il y avait là quelque chose de vraiment minable. C’était tout de même un quatre étoiles. Alors avoir de quoi se payer un édredon et un matelas à trois cents euros la nuit et ne pas pouvoir trouver un ami ou au pire un partenaire d’affaires pour aller faire la tourner des bars, lever une fille tout aussi imbibée que vous et finir en se cassant la figure dans l’imitation d’un tango sur la plage à cinq heures du matin… Oui, il y avait vraiment là quelque chose de minable.
André avait retiré sa cravate. Il entendait encore la voix de son boss surcocaïné hurler avec un sourire américain et un look de start-up : « Cette cravate porte le logo de notre entreprise. Pour que vous n’oubliez jamais que vous êtes cette entreprise et que cette entreprise est vous ! » Quelques imbéciles avaient même applaudis ce jour-là, sans doute étaient-ils sincères. D’y repenser, André se commanda un nouveau Martini.
Derrière le bar, un miroir avait la mauvaise grâce de lui projeter son image. Un peu avachis sur le comptoir, les trais un peu fatigué. André se disait souvent qu’il était un peu trop « un peu ». Un peu tout. Un peu saoul. Un peu seul. Un peu fatigué.
Un peu vieux surtout, avec sa quarantaine s’approchant dangereusement de la cinquantaine, ses cheveux grisonnants et ses illusions qui s’avachissaient dans le canapé le samedi soir. Les muscles du visages commençaient à se relâcher et il tenait de moins en moins l’alcool, malgré le fait qu’il boive de plus en plus. Il avait une ex-femme, bien sûr. Avec qui il avait des rapports courtois, c’est à dire pas bien différents de l’époque à laquelle ils étaient mariés. Son fils n’allait pas tarder à faire un gamin à sa caissière de Castorama. « Tu te rends compte, Papa ? C’est grâce à la perceuse que je t’ai offerte qu’on s’est rencontré ! ». Si André n’avait jamais rien fait de la perceuse, tout au moins son fils faisait-il quelque chose de la caissière. Quant à sa fille, elle avait décidé que tuer un lapin, une poule ou une vache était une infamie, qu’utiliser leur lait et leur peau relevait du fascisme, et était donc devenue, comment disait-elle déjà, végétalienne. Ou autrement dit, selon lui, moralisatrice, triste, et en définitive chiante, pour ainsi dire.
Il enleva sa veste et la posa sur le tabouret voisin. Pantalon noir, chemise blanche… Pour un peu on le confondrait avec le serveur. Derrière lui, trois hommes discutaient en riant fort dans ce drôle d’anglais typique des écoles de commerce. A une table à côté un couple de jeunes se parlaient tout doucement, de telle façon qu’ils puissent se rapprocher peu à peu l’un de l’autre, suffisamment pour pouvoir sentir le souffle de l’autre sur la joue. Leurs yeux indiquaient de l’amour, des rêves, du romantisme et toutes ces promesses débiles que peuvent se faire les jeunes amoureux. Sans doute n’y croyaient-ils pas eux non plus, mais ils se devaient de respecter la règle du jeu. Et puis, seule à une table, une jeune femme très belle buvait son scotch. Un instant, leurs regards se croisèrent et ils échangèrent un sourire. Enfin, elle. Parce que lui avait finalement tout juste légèrement remué la lèvre supérieure accompagnant le tremblement d’un haussement de sourcils.
Dans le Martini, les glaçons continuaient à jouer au chat et la souris.
Tous ses collègues avaient décidé d’aller fêter la fin du séminaire en allant boire un coup en ville. Personne ne s’était seulement aperçu qu’ils étaient partis sans lui. Pitoyable… Cela en disait long, et il le savait.
Remarquez, pas qu’il aime particulièrement les bars branchés et les boites de nuit, mais bon… Pour le principe…
-Vous permettez que je m’asseye ?
La jeune femme tira le tabouret en arrière et s’y installa en se surélevant très
légèrement sur la pointe des pieds avec une grâce infinie. André la regarda faire sans que la moindre réaction n’agite son visage.
- Vous buvez quoi ? demanda-t-elle en se penchant un peu en avant pour inspecter le contenu du verre.
Ce faisant, le regard d’André alla s’échouer dans son décolleté où l’on devinait, sous une magnifique robe à fourreau bordeaux, une petite paire de seins fermes et finement ciselé.
-Martini ? Je vous accompagne. Jef ? demanda-t-elle en faisant un signe de la main en direction du barman. Tu me mets un Martini, s’il te plait ?
Lui n’avait toujours pas prononcé un mot. Impassible, il observait cette créature absolument féminine se dérouler sous ses yeux. Son visage ovale se couvrait d’une sublime chevelure brune, aux reflets bleutés sur de magnifiques boucles qui tombaient en cascade sur ses épaules dénudées. Ses lèvres fines étaient relevées d’un rouge vif et ses yeux verts s’accompagnaient d’une délicate touche de mascara. Quant à ses kilomètres de jambes nues, que couvrait à peine la robe jusqu’aux genoux, ils se finissaient sur des talons à aiguilles qui laissaient apparaître de petits orteils vernis au travers des lanières de cuir noir.
Elle s’empara délicatement du verre que lui tendait nonchalamment le barman et jeta un œil au regard vide qu’André posait sur elle.
- Alors, demanda-t-elle dans un soupir divin, qu’est-ce qui vous amène à boire un verre seul, sans même avoir la courtoisie de m’inviter ?
André la regarda à nouveau des pieds à la tête, s’arrêtant un peu plus sur les
chaussures. Puis :
- C’est pas pour être grossier, mademoiselle, mais vous perdez votre temps avec moi. Je n’ai absolument pas les moyens.
A son tour, elle le dévisagea pendant quelques secondes, interloquée. Lui la
fixait droit dans les yeux sans la moindre gène ou la plus petite trace de concupiscence.
- Dois-je comprendre, finit-elle par lâcher sans se départir de son sourire, que vous me prenez pour une pute, mon cher monsieur ?
-Oui.
Elle baissa les yeux un instant, visiblement un peu choquée par la franchise si rapide de cet homme qui se moquait de toute évidence de savoir s’il lui plaisait ou non.
- Vous savez, on pourrait faire un esclandre à moins ! lui dit-elle, son sourire revenu.
- Mouais… J’imagine. Puisque visiblement je me suis trompé. Vous n’êtes pas une professionnelle et je suis donc par conséquent de la plus lamentable grossièreté ! répondit-il en esquissant un sourire de politesse à son tour.
Il leva son verre et alla le cogner légèrement contre le sien. Puis il lui tendit sa main :
- André.
- Aline. Pour qu’elle revienne.
- Je vous demande pardon ?
- Aline pour qu’elle revienne. La chanson. Je complétais le vers pour vous éviter d’avoir à le faire.
- Ah…
Il laissa couler le fond de Martini dans sa gorge et fit signe au barman de lui en remettre un.
- Maintenant que nous avons passé le stade normal des convenances, puis-je vous demander pourquoi vous m’avez prise pour une professionnelle ?
Il la regarda à nouveau. En cet instant, il se sentit définitivement semblable à la paire de glaçons.
- Je ne sais pas trop répondit-il. Que vous soyez seule dans un lieu pareil.
Ajoutez-y le fait que je ne me fais jamais draguer, surtout par des femmes qui pourraient être ma fille et qui sont bien trop belles pour moi. Et puis vos chaussures.
-Et bien ? Qu’ont-elles mes chaussures ? demanda Aline en y jetant un œil.
Derrière eux, les trois businessmen les montraient du doigt en ricanant discrètement.
- Je ne sais pas vraiment, marmonna André tout en farfouillant dans sa veste pour trouver une cigarette. Je ne connais pas de femme qui mette ce genre de chaussures. A vrai dire, de toute façon, je ne connais pas de femme qui soit aussi belle que vous, tout plan drague mis à part.
Elle rit doucement. D’un geste délicat, elle remit une mèche de cheveux en place et changea de jambe d’appuis.
- A vrai dire, j’avais rendez-vous avec quelqu’un, mais il m’a posé un lapin, et je déteste boire seule.
- Je vois. Et bien moi, je me suis fais oublier par les collègues, et depuis mon
divorce, je ne déteste pas boire seul.
- Peut-être préférez-vous que je vous laisse ?
- Surtout pas ! s’exclama-t-il. Vu l’heure, mes collègues ne devraient pas tarder à rentrer et j’adorerais qu’ils se fassent des illusions à notre sujet.
A nouveau, elle rit de bon cœur.
- Dites, André, au risque de ne pas pouvoir bluffer vos copains de bureau, ça ne
vous dirait pas que nous allions marcher un peu, sur les berges ? Il fait trop chaud ici, et surtout le regard concupiscent des trois gros porcs derrière m’insupporte.


Il n’y avait pas grand monde sur les berges ou sur la place, tout au plus quelques groupes de jeunes rastas avec guitares, d’jembé et marie-jeanne. A cette heure-ci, Nice avait plutôt tendance à déverser ses effluves d’alcool dans les boites de nuit sous le nom de cocktails onéreux tandis qu’une bouillie musicale, ersat de tubes des années soixante-dix et pseudos-stars de l’été, écrasait tout. C’est en pensant à ça qu’Aline, le cou enroulé dans un foulard, avait dit apprécier le délicieux calme de la plage endormie. André marchait à ses côtés, en silence, la veste par dessus l’épaule.
- Vous n’êtes pas un grand bavard, André.
- D’ordinaire un peu plus, mais je dois avouer que je ne suis pas un maître de la
rencontre impromptue. Surtout quand j’ai bu un peu trop.
- Quand j’étais plus jeune, j’aimais être saoule.
- Quand j’étais plus jeune, j’aimais être jeune.
Cette dernière remarque les poussa l’un et l’autre à s’interroger sur leurs âges
respectifs. Mais aucun des deux ne posa la question.
Sur le bord de l’embarcadère, quelques grosses pierres descendaient empilées les unes sur les autres pour accueillir les pêcheurs et les touristes adeptes du pique-nique. Sans rien dire, André décida de s’y installer et elle le suivit. Assis là, ils observaient un bateau de plaisance passer au loin, tandis qu’il fouillait dans ses poches pour trouver une cigarette. Il lui en proposa une qu’elle refusa, mais, alors qu’elle esquissait un frissonnement, il lui mit sa veste sur les épaules. Elle apprécia ce geste. Pas tant la veste en elle-même mais plutôt le fait qu’il l’avait fait sans qu’il y ait dans cet acte la moindre trace de galanterie mièvre ou une quelconque tentative de séduction. C’était de la simple sollicitude.
- Vous avez des enfants ?
- Deux, répondit André tout en époussetant le bas de son pantalon, mais je vous assure que ce n’est pas un sujet de conversation intéressant.
- Ah ! s’exclama-t-elle en pouffant de rire. Et pourquoi ?
- Parce qu’ils ne sont pas là, tout simplement, et que vous ne les évoquez que parce que vous croyez que l’on peut cerner quelqu’un avec sa situation de famille. A vrai dire, c’est en partie vrai quand on a votre âge, mais au mien, ça ne veut plus rien dire. Vous savez, à l’approche de la cinquantaine, grosso modo, toutes les vies se ressemblent.
Ils laissèrent une pause. Aline regardait la mer et André fixait toujours le bateau tout en tirant de longues bouffées sur sa cigarette. Il avait pourtant arrêté il y a quelques années déjà, mais ce soir, sans trop savoir pourquoi, il s’était acheté un paquet au bar de l’hôtel.
- Alors, de quoi voulez-vous parler ?
- Ah, mais je n’en sais rien, ma chère. C’est vous qui êtes venue me voir au bar et qui m‘avait rendu forme humaine. Encore une fois, si ma vie avait le moindre intérêt, croyez-vous que vous m’auriez trouvé seul accoudé à un bar d’hôtel ?
- Vous êtes toujours cynique comme ça, ou seulement quand vous êtes saoul ?
demanda-t-elle en souriant.
- Et vous ? Vous vous préoccupez toujours de la vie des pauvres types ou c’est
seulement les soirs où on vous pose un lapin, alors que vous aviez sorti vos chaussures de compétition?.
- Décidément, ces talons à aiguille vous font effet.
- J’avoue. Je me suis toujours demandé si le pécher originel d’Eve valait une telle sanction.
- Parce que vous êtes mystique ?
- Non, juste misogyne.
Un ange passa. Sur les vieilles planches de l’embarcadère, deux amoureux traînaient. Devant eux, un caniche courait dans tous les sens tandis qu’une fille demandait une glace à un snack ambulant. Il faisait bon. En terrasse, un groupe de musique jouait l’air d’un chanteur à la mode. Un garçon parlait fort en racontant une anecdote à ses amis.
- Vous sentez cette insouciance ? demanda Aline, les yeux perdus dans le vague. Quand j’étais enfant, nous allions parfois à la mer avec mes parents. On louait au camping et on achetait les glaces dans un supermarché, par lot de six. Et moi je regardais avec envie les femmes aux belles robes entrer dans les casinos avec des grooms qui leur tenaient la porte. A l’adolescence, je piquais quelques affaires à ma mère et j’allais traîner sur la plage en disant aux garçons que j’avais seize ans. Parfois, je les laissais m’embrasser. Et je sais que c’était tout ce qui me paraissait important : être belle et plaire aux hommes.
- Cela a-t-il changé ?
- Pas tant que ça, finalement, mais c’est juste que cette préoccupation a… disons évolué. Vous avez du connaître ça, vous aussi.
- Non. Mon père nous amenait à la campagne. Je me contentais de draguer les
mêmes filles du village chaque année. A la rentrée, je faisais comme tout le monde : je mentais sur mes conquêtes, je montrais de fausses lettres d’amour et je racontais que mon bronzage venait de la mer, et non d’une après-midi passée à ramasser des mûres avec ma mère. Mais ça n’a effectivement pas beaucoup changé. Si mes collègues nous avaient vu et qu’ils avaient supposé que j’eus, je ne sais par quel miracle, réussi à vous séduire, je ne les aurais pas détrompé. Vieillir ne veut pas dire changer, surtout sur ces choses-là. La vie se borne à vous obliger à faire comme si, mais on en revient tous à ça. Le boulot, les femmes, l’argent… Tout ça n’a pour autre but que d’épater les copains à la récré. Ou à la machine à café. Rien de plus.
- Vous pourriez changer de vie, si vous le vouliez.
- Oh, je vous en prie, nous savons vous et moi que c’est faux. On ne peut pas
changer vraiment de vie, passé un certain âge. Pas parce que c’est impossible mais parce que le temps a fait en sorte que vous ne sachiez plus l’envisager autrement. Ma femme et moi sommes divorcés depuis huit ans maintenant et pourtant nous continuons à nous appeler régulièrement, sans vraiment de motif. La raison est que nous ne savons plus comment vivre sans que l’un et l’autre n’interviennent dans notre vie. Ce n’est plus de l’amour, et encore moins de l’amitié. C’est simplement de l’habitude, comme d’aller en vacance au même endroit chaque année.
- Je me rappelle… J’avais quatorze ans quand un garçon m’a embrassé pour la
première fois. J’avais, comme toutes les adolescentes, idéalisé cet instant. J’avais imaginé… Je ne sais pas… De la douceur, de la tendresse, du romantisme. Ce genre de choses… Il m’a embrassée en passant directement une main sous mon tee-shirt et après m’avoir pelotée pendant quelques minutes m’a laissée dans le coin de cette boite de camping pour aller draguer une anglaise.
- Et pourtant vous avez continué à croire en l’amour.
- Oui. Bien sûr. Sans doute parce que c’est plus facile. Mais vous vous en doutez, je suis allée de déception en déception. Après avoir essuyé quelques garçons maladroits qui m’arboraient comme un trophée, j’ai tenté le romantique transi d’amour. Au bout de trois jours de grands serments, de fleurs et de poèmes pathétiques, j’avais envie de l’égorger.
André ne put s’empêcher de ricaner un peu.
- Les femmes devraient croire un peu moins à au prince charmant et les hommes un peu plus.
- Vous croyez ? répondit Aline immédiatement avec une certaine amertume dans la voix. Je me demande. Je sais aujourd’hui que l’amour est une arnaque. Personne n’y croit vraiment. C’est comme vous et votre ex-femme : on cherche juste quelqu’un pour remplir les vides, que ce soit celui du lit ou de la conversation. Rien de plus.
- Comme nous ce soir, en somme.
- Oui… Exactement. Je crois qu’on devrait toujours en faire autant : un inconnu, comme ça, de passage, à qui on peut finalement raconter ce qu’on a envie, sans lui fixer d’enjeu ou d’attente. A défaut d’être enrichissant, on ne se fait pas de fausse illusion et on ne perd pas de temps. Oui. Nous sommes ce soir vous et moi sur la route qui mène au réalisme.
Cette fois-ci, il éclata franchement de rire et lui dit s'appuyant sur ses coudes::
- Vous ne croyez pas que vous en faites un peu trop ? Vous cherchez à mettre de la philosophie ou je ne sais quelle forme de sagesse dans notre présence sur cette plage. Allez au plus simple. Nous étions deux imbéciles qui se faisaient royalement chier et qui ont pris la première personne à portée de main pour s’éviter la chambre d’hôtel et le film débile de deuxième partie de soirée. Rien de plus.
- Vous avez sans doute raison… souffla-t-elle.
Sentant de la déception chez la jeune femme, André se surprit soudain à vouloir lui être agréable. Pas lui plaire ou lui paraître différent de tous ces hommes qui l’avaient déçue. Non, simplement la réconforter un peu, lui accorder le droit de croire ne serait-ce que pour une heure ou deux en ses illusions. Maintenir les apparences.
- Cela dit, je vous accorde une chose. Nous avions en commun ce soir de n’être
nulle part. Je veux dire, nous étions là sans y être… Comme ces gens que l’on croise dans les halls de gare, qui se ressemblent plus ou moins tous. En temps normal, chacun continue sa non-existence comme si de rien était, croisant celle des autres. Mais là, je ne sais pas… Vous aviez quelque chose de différent. Comme si nous étions sur le même plan de non-existence. Quelque chose comme ça.
- Et là, vous allez me dire que mes chaussures vous ont amené à me concevoir de façon métaphysique !
- Presque. Je ne sais pas pourquoi mais je trouvais en fait que ces chaussures étaient de trop. Elles ne collaient pas. Ne me demandez pas pourquoi, je suis bourré, donc ma réponse n’aurait aucun sens.
- Et vous, vous faites quoi dans la vie ?
- Plante verte professionnelle. Je bosse dans une ennuyeuse et poussiéreuse agence immobilière. A vrai dire, j’ai fini par y trouver un bon moyen de lutter contre le chômage. Je suis tellement insignifiant, tant en bien qu’en mal, que plus personne ne se souvient que j’existe. Ou plutôt, plus personne ne s’en rend compte. Mais c’est un avantage. Je n’ai aucun jeune cadre à la dent longue qui cherche à prendre ma place et aucun directeur ne me propose de dossier important, c’est à dire casse-gueule. Croyez-moi. Etant donné l’état du monde de l’entreprise actuellement, c’est franchement une bonne chose.
- Votre médiocrité serait votre sécurité de l’emploi ?
- Exactement.
- Mais n’est-ce pas un peu… humiliant ?
-Si vous vous définissez par le regard des autres ou par opposition, oui. Mais si, comme c’est mon cas, vous vous foutez royalement de la réussite de votre entreprise et que vous n’aspirez pas à diriger l’univers, c’est plutôt pratique. Ca me laisse tout mon temps pour jouer à la Dame de Pique sur mon ordinateur.
- Vous faites ça toute la journée ?
- En gros, oui.
- Et ce n’est pas ennuyeux ?
- Pas plus que le boulot que je suis censé faire. Je ne sais plus quel homo philosophe grec a dit que se contenter de ce qu’on a, c’est la clé du bonheur.
- Ca marche ?
- Pas franchement…
Une mouette vint se poser sur un rocher, portant dans son bec un vieux morceau de pouascaille. A l’aide de son bec, en de petits coups secs, l’oiseau déchiquetait sa pitance, sous le regard à la fois fixe et diffus d’Aline et André. Une pensée traversa l’esprit de cette dernière et elle réprima un petit gloussement de rire.
- Qu’y a-t-il ? demanda André en observant la jeune femme prise de cette soudaine envie de rire.
- Rien. Justement. J’étais en train de me dire qu’il aurait été de bon ton, en ces
circonstances de déclamer une pensée philosophique sur la vie, histoire de faire le pont avec votre homosexuel grec. Vous savez, une imbécillité poétique, genre l’albatros de Verlaine…
- Baudelaire…
- Oui, enfin bref, c’est pareil!
- Mouais. Un poète branché et sodomite. Cela dit, je ne suis pas un intellectuel, mais tout de même, comparer deux artistes par leur sexualité me paraît…
- Auriez-vous perdu votre cynisme ? demanda-t-elle en le coupant. Ce n’était que pour faire un mot de mauvais goût, rien de plus. Je suis d’humeur à être saoule.
- Je vois…
- Vous voyez quoi ?
- Hormis vos miches ? Rien, évidemment. Vous savez aussi bien que moi que cette expression s’emploie précisément quand on ne voit rien d’autre à dire.
La mer commençait à ramener un peu de fraîcheur. On sortait les pulls ou on enfilait ceux que l’on avait nonchalamment posé sur les épaules. Des gens continuaient à rire sous les vérandas éclairées et au loin, un bateau étalait sa richesse et des gens faisaient semblant de s’y amuser.
- Il commence à faire frais… Rentrons, voulez-vous ? Proposa Aline en se levant.

Au bar de l’hôtel, la salle s’était vidée. Le barman continuait de s’ennuyer sur la
musique lounge en regrettant le jazz tandis qu’un homme un costume de couturier, lunette noire et oreillette buvait une eau minérale. Lorsqu’ils passèrent le pas de la porte, Aline riait et André faisait de grands gestes avec les bras. Le costume-cravatte s’avança.
- Vous êtes Aline ?
- Oui.
- Navré pour le retard. Monsieur Yessaïf vous attend dans sa suite. Rassurez-vous, vous serez payée comme convenu.
Aline ne dit rien. Elle remit une mèche en place et suivit le costume-cravatte dans l’escalier. Puis au bout de quelques mètres, elle revint sur ses pas et lui fit un baiser trop rapide sur la joue d'André.
- Vous savez, dans un an jour pour jour, je serai à ce bar. J’aurai la même robe trop fendue et ces talons hauts qui ne me vont pas. Et puis vous aussi, si vous voulez, vous pourrez être là. Et pendant une nuit, si ça vous dit, je ferai semblant de ne pas être ce que je suis. Et vous, vous ferez semblant de me croire. Et nous parlerons de choses sans importances. Et vous ne me draguerez même pas. Et moi, je vous trouverai beau. Je vous trouverai important.
L’autre la siffla depuis les marches. Elle fit demi-tour et le rejoignit en sautillant sur ses talons, tenant son foulard du bout des doigts.
André ne dit rien. Dans sa tête, les glaçons du Martini tintaient dans une danse molle. En cet instant, il repensait à ce prof de théâtre de sixième qui, pour le spectacle de fin d’année, leur disait toujours « et surtout amusez-vous »… Ils montaient des comédies, des classiques. La grand-mère les disait géniaux, les parents parlaient de prendre des cours… Et pendant deux heures, sur scène, le monde était leur. Et ils disaient les mots d’un autre, faisaient des pas répétés cent fois et prenaient des pauses singeant tel ou tel sentiment.
« Et surtout amusez-vous… »
André jeta le paquet de cigarette vide et demanda sa clé de chambre…


Entamée le 9/05/05
Oubliée dès le 15
Redécouverte et achevée le 18/10/06



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